Renan et moi
Pour commencer 2020, j’ai déambulé du côté de Tréguier. A chaque fois, je passe à la Maison d’Ernest Renan et s’il fait beau, je vais le (re)lire dans le jardin de sa maison. Cette fois, c’était avec ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, trouvés dans une ancienne cabine téléphonique transformée en bibliothèque de partage dans un patelin des Monts d’Arrée. Maintenant, j’ai envie de partager cet article que j’avais rédigé pour la revue Celtissime, augmenté de nouvelles infos.
Renan et la Bretagne
Ernest par ci, Ernest par là… Intriguée par la récurrence de ce prénom (rare, de nos jours) dans la bouche d’un invité à une garden-party en Trégor, je m’approchai de l’homme et lui demandai de qui il parlait. « Mais de Renan, bien sûr ! C’est notre voisin ».
Intriguée par le caractère si familier de cette approche, je voulus aussi rencontrer cet illustre voisin. Direction Tréguier et la maison natale de Renan. Que de malheurs se rattachent à cette ravissante demeure – double, comme Ernest ! Côté rue : une façade à colombages du XVI e s. Côté jardin : un mur de granit trapu. Ernest y naquit le 27 février 1823. D’un père marin qui avait été de toutes les campagnes contre la perfide Albion, sous la Révolution et l’Empire – et avait été prisonnier sur les sinistres pontons. Toujours pétri de ses opinions révolutionnaires, il revint au pays et exerça le métier de capitaine de cabotage. Il y épousa une pieuse Bretonne aux origines bourgeoises, de Lannion et de Bordeaux (les ports, toujours les ports, symboles de l’ouverture aux autres cultures…). Las, on retrouve le corps du capitaine sur une grève proche d’Erquy. Cette mort romanesque en diable, prête le flanc à maintes suppositions, mais on retiendra celle du suicide. Car les affaires de la famille allaient mal. Cette disparition suivie de l’intervention d’huissiers contraignit madame Renan à retourner chez sa mère à Lannion. Ils y passèrent trois ans, avant le retour sur Tréguier où Ernest intégra le collège ecclésiastique à 7 ans. Commence là le passionnant chemin qui le conduisit aux séminaires de Saint-Nicolas, puis de Saint-Sulpice à Paris, à l’agrégation de philosophie, au doctorat ès lettres, au Collège de France et à l’Académie Française.
Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, il rendra hommage aux « dignes prêtres qui ont été (ses) premiers précepteurs spirituels : « je leur dois ce qu’il peut y avoir de bon en moi. J’avais un tel respect pour mes maîtres que je n’eus jamais un doute sur ce qu’ils me dirent avant l’âge de seize ans, quand je vins à Paris ». Précisons tout de suite – eu égard aux horreurs qu’on entend aujourd’hui sur certains membres du clergé – qu’il n’eut pas à se plaindre d’eux : « le fait est que ce qu’on dit des mœurs cléricales est, selon mon expérience, dénué de tout fondement. J’ai passé treize ans de ma vie entre les mains des prêtres, je n’ai pas vu l’ombre d’un scandale : je n’ai connu que de bons prêtres ».
Idéal impossible
Il soulignera aussi le rôle majeur de sa ville dans la construction de sa personnalité. « Tréguier est un ancien monastère fondé dans les dernières années du V e siècle par Saint Tudwal (…). Le premier soin de ces émigrés fut d’établir de grands couvents » (…) entourés d’ « un cercle sacré d’une ou deux lieues, qu’on appelait le minihi ». Au IX e siècle, Nominoé érigea en évêché les grands monastères de la côte nord. « Il se forma naturellement une petit ville autour de l’évêché. À Tréguier, « la ville laïque ne se développa guère. Le port resta insignifiant ». « Une admirable cathédrale s’éleva vers la fin du XIII e siècle ; les couvents pullulèrent à partir du XVII e siècle. Des rues entières étaient formées des longs et hauts murs de ces demeures cloîtrées. L’évêché, belle construction du XVII e siècle, et quelques hôtels de chanoines étaient les seules maisons civilement habitables. Au bas de la ville, à l’entrée de la Grand’Rue, flanquée de constructions en tourelles, se groupaient quelques auberges destinées aux gens de mer. (…) C’est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j’y contractai un indestructible pli. Cette cathédrale, chef d’œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d’abord. Les longues heures que j’y passais ont été cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l’enseignement des saints n’a plus aucune application ». Que dirait-il s’il revenait à notre époque !
Quand il allait à Guingamp « ville plus laïque », où il avait « des parents dans la classe moyenne », il éprouvait « de l’ennui et de l’embarras ». « Là, je ne me plaisais qu’avec une pauvre servante, à qui je lisais des contes. J’aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal. Je me retrouvais moi-même quand j’avais revu mon haut clocher, la nef aigüe, le cloître et les tombes du XV e siècle qui y sont couchées ; je n’étais à l’aise que dans la compagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles dames, dormant d’un sommeil calme ».
Prière sur l’Acropole
Curieux destin que celui d’Ernest qui a donc beaucoup fréquenté les morts, et qui reste vivant pour nos contemporains ! Non seulement il perdit son père à l’âge de 5 ans, mais sa mère ne trouva pas de meilleur tuteur pour le petit orphelin que le patron des avocats, mort depuis plus de 6 siècles – en 1303! La demande fut « officialisée » dans sa chapelle dès le décès du père. Renan ne pourra « pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré (ses) affaires, ni surtout qu’il lui ait donné une remarquable entente de ses intérêts », mais il lui doit mieux que cela : « le contentement, qui passe richesse, et une bonne humeur naturelle qui m’a tenu en joie jusqu’à ce jour ».
Curieux destin encore que celui de cet homme qui érigea sa ville en mythe, comme « une ville d’Is », au point que celle-ci érigera deux monuments : un à sa gloire et l’autre en rejet – événements qui eurent un retentissement national et international. La première, due au ciseau du sculpteur breton Jean Boucher ( inaugurée en 1903 par le président du conseil, Émile Combes) montre un Renan assis, fatigué, au pied d’une Pallas Athéna, hiératique et porteuse de lauriers. Il fallait bien la déesse grecque de la pensée et de la sagesse, mais d’abord de la guerre, pour transformer la place de la cathédrale en véritable champ de bataille. Pourquoi tant d’amour ? Pourquoi tant de haine ? Resituons nous au XIX e siècle, Renan a adhéré aux théories de Darwin sur l’évolution des espèces (première « faute ») ; fasciné par les religions, il a étudié leur lien entre elles et leurs racines ethno-géographiques, décortiquant la bible comme n’importe quel document historique, et surtout s’intéressant à Jésus en tant qu’homme. Blasphème ! Les catholiques conservateurs (quasi pléonasme en ce temps-là) répliquèrent par l’édification d’un « calvaire de protestation » face au port.
Disparu, il agit encore
Quittons nos crapauds de bénitiers pour voir plus haut, plus loin. Renan a sillonné l’Italie, la Grèce, l’Égypte et le Moyen-Orient – c’est d’ailleurs en Syrie qu’il perdit Henriette, sa sœur chérie (née à Tréguier en 1811) terrassée par le paludisme. Ces voyages ont nourri ses travaux qui ont inspiré plusieurs constitutions. Ainsi, le Liban a inauguré en 2007 « une statue en l’honneur de celui qu’il considère comme une sorte de père fondateur », précise Jean Balcou. L’universitaire, incontournable spécialiste de Renan, aime à dire que «ce rationaliste apôtre de la science est en réalité un celte. Quand il a compris que la Bretagne n’était pas seulement rivée au catholicisme, mais qu’elle appartenait à la planète celtique, il la célébra dans la Poésie des races celtiques (1854) ». Brittophone distingué, il rassembla maintes histoires bretonnes dans Feuilles détachées, récits qui firent le miel de ses chers diners celtiques. Il n’hésita pas à exporter ces rendez-vous (qu’il présidait à Paris) à Lannion, Quimper, Lorient, Bréhat…
Si la sépulture de Renan n’est pas dans le voisinage – il est enterré au cimetière de Montmartre – son esprit plane en Bretagne. À Rosmapamon, particulièrement. Quand Annick Sillard a acheté cette belle propriété près de Perros-Guirec où Renan passa toutes ses vacances à la fin de sa vie, elle s’est investie dans la mémoire de son illustre occupant. Elle y reçoit ses descendants et ses exégèses. En total voisinage spirituel.
Marie-Christine Biet
À l’ombre de la cathédrale
Classée monument historique, la jolie maison de la famille Renan à Tréguier abrite des documents et objets personnels (comme son touchant hochet de bébé en ivoire) et une impressionnante reconstitution de son bureau au Collège de France. La restauration du jardin donne encore plus envie de s’y asseoir pour lire et relire le grand intellectuel breton. Un détour indispensable si vous passez par le Trégor. Tél. 02 96 92 45 63
De l’influence de la Bretagne…
A l’instar de Renan avec Tréguier, Orsenna avoue qu’ « il doit à ces lieux bénis par les divinités celtes l’écrivain qu’il est ». Déclaration extraite de la préface du 22ème ouvrage de la collection dirigée par Marie-Noëlle Craissati. Son principe : voyager sur les pas des écrivains, en compagnie de leurs meilleurs biographes. On savoure Tréguier avec Renan et Jean Balcou, Fougères avec Guéhenno et Patrick Bachelier, Saint-Malo avec Chateaubriand et Yves Debroise, Bréhat avec Heather Dohollau et Alain-Gabriel Monot, Saint-Brieuc avec Louis Guilloux et Yves Loisel, Paimpol avec Pierre Loti et Serge Le Quéau, Rostrenen avec Armand Robin et Françoise Morvan, Brest avec Victor Segalen, Mac Orlan et Nicole Laurent-Catrice, Saint-Coulomb avec Colette et Françoise Giraudet, Plougourvest avec Jean Rohou, Trébeurden avec Kenneth White…
Balade en Bretagne nord, sur les pas des écrivains. Éditions Alexandrines, 300 p. 19,50 €. www.alexandrines.fr
Du mont Parnasse, aussi
L’universitaire grecque Iphigénie Botouropoulou, qui a effectué sa thèse sur Renan et la Grèce moderne, a publié l’ouvrage intitulé Rosmapamon, Renan du passé au présent, qui relate la relation de Renan avec la maison de Louannec où il a écrit ses derniers livres, dont l’ Histoire du peuple d’Israël en cinq volumes. Sa fille y a vécu jusqu’en 1920. Rosmapamon, maison de Ernest Renan, du passé au présent. Éditions Korontzis, 263 p. 2013
2 commentaires
Montreer Sandrine · 10 janvier 2020 à 3 h 26 min
Merci Marie-Christine ! Pour ce joli article
Sandrine ☺️
Nadia · 12 janvier 2020 à 20 h 45 min
Très bel article Matie-Christine… j’💕 Treguier, son monument aux morts « différent », ses petites ruelles, sa cathédrale mais j’ai raté la maison de Renan 😢 je note pour la prochaine visite