Aujourd’hui c’est Anne-Marie qui nous envoie une deuxième lettre de son confinement francilien. Dans la première, elle évoquait le souvenir douloureux de son séjour en sanatorium. Ce souvenir-là est un peu plus gai – quoique ! Il m’amuse d’autant plus que mon père prétendait aussi parler « javanais », mais avec lui, il s’agissait d’intercaler chaque syllabe par un son étrange reprenant la voyelle de la syllabe précédente (suis-je assez claire ? Sinon, je vous ferai une démonstration en face-à-face après le déconfinement).
J’ai vraiment a-do-ré cette lettre d’Anne-Marie et j’espère qu’elle arrivera sous les yeux d’Alan Stivell ! (Où sera-t-y en août ? À Tatihou ? )
http://www.alanstivell.bzh/fr/
Etrangeté
Enfant, j’ai passé beaucoup de temps chez mes grands – parents paternels. Ils venaient de prendre leur retraite dans un petit village du Loir et Cher (NDLR : j’ai pris la liberté d’illustrer avec une photo de Lavardin, joli village de ce département). Ma mère travaillait, et j’ai passé toutes les vacances scolaires chez eux. Ils avaient eu des vies difficiles comme beaucoup dans ces générations parties faire la guerre à 17-18 ans. Ils parlaient peu, c’était des taiseux, et mes souvenirs sont empreints d’un très grand sentiment d’ennui qui surprendrait les jeunes aujourd’hui. Ils parlaient peu et de plus je ne comprenais pas ce qu’ils se disaient. Quand je posais la question, mon grand-père me répétait invariablement : « c’est du javanais ». Evidemment, cela faisait réfléchir… Et ce que j’avais remarqué, c’est que dès que quelqu’un était chez eux, une voisine, un voisin venu chercher un outil de jardinage ou un conseil, ils parlaient en français. Seules ma sœur et moi les entendions parler javanais.
Dans le village, personne ne parlait javanais, ni d’ailleurs en région parisienne où j’habitais avec mes parents. Puisque c’était un secret, j’en ai logiquement déduit qu’il ne fallait surtout pas dire qu’on était javanais, et donc que l’on n’était pas français. Pour qu’ils ne le parlent que devant nous, c’était forcement un lourd secret, et il fallait le protéger sous peine…, sous peine de … ? Danger ? Rejet sûrement, comme étranger.
J’avais huit ans la dernière fois que j’ai entendu parler le javanais. L’année de mes neuf ans, je ne suis pas allée chez mes grands-parents, et l’année suivante, mon grand-père a été opéré d’un cancer de la gorge qui l’a laissé muet, et qui devait l’emporter quelques années plus tard.
Pour mes dix ans, on m’a offert un globe terrestre. Et j’ai enfin trouvé d’où l’on venait : de l’autre bout du monde, d’une grande ile qui portait le nom de Java, où l’on parlait javanais. La question était résolue : nous n’étions pas français, nous étions étrangers, nous venions du bout du monde, et il ne fallait rien dire à personne.
Bien des années plus tard, au cours d’une soirée que je n’ai jamais oubliée, nous étions chez un copain de fac pour fêter ses 20 ans. La fête battait son plein, mais nous discutions très sérieusement avec un groupe d’amis ; à l’époque nous refaisons le monde régulièrement. Et soudain, j’ai crié brutalement : « c’est du javanais » !! C’était un cri sorti des tripes. Les autres m’ont regardé, plus que perplexes, presque inquiets. Et moi je suis restée quelques instants ébahie, totalement surprise par cette réminiscence d’une partie d’enfance oubliée. Le disc jockey venait de mettre le disque récemment sorti d’un musicien encore inconnu, Alan Stivell.
Mes grands-parents ne m’ont jamais appris le breton ; ils voulaient tellement nous intégrer. Ils ne parlaient pas français quand ils étaient arrivés à Paris, ils étaient « immigrés ».
Ils n’ont jamais su qu’ils m’avaient transmis le sentiment de ne pas être française.
3 commentaires
APInes · 25 avril 2020 à 22 h 32 min
Très belle histoire d’enfance, et un goût de trop peu! A quand la suite ?
Hamon Paule · 14 juin 2020 à 11 h 56 min
on peut partager sur le forum d’Alan ?
MCB · 17 juillet 2020 à 17 h 14 min
Oui, Paule, bien sûr! Merci