Ce jour de « reprise » – toute relative – est aussi dans le calendrier chrétien celui où on célèbre les défunts. L’occasion pour moi de revenir sur le culte des morts. Celui qui a donné les premières traces d’architecture encore visibles. Celui qui a donné des rituels forts dans le monde celtique et dans d’autres cultures car la date du 1er novembre était celle où on « switchait » de l’été à l’hiver, où on rentrait le bétail, où on faisait le bilan des récoltes, et où on emmagasinait pour l’hiver, d’où de grandes foires notamment à Carhaix et Ploëzal pour la Bretagne. C’est la période où on réglait les fermages et les dettes, où les contrats se renouvelaient – ou pas. On scrutait les astres : si la lune était claire, c’était signe de beau temps ; sinon, pluie assurée.
Ce temps où nos ancêtres avaient très peur que le ciel leur tombe sur la tête, était depuis sa propre nuit celui où ils invoquaient le-s dieu-x dans l’espoir qu’ils leur soi-en-t favorable-s.
« L’invisible cloison magique qui sépare l’univers surnaturel de celui des humains s’entrouvre à Samhain, au cours d’une nuit pour ainsi dire hors du temps n’appartenant, ni à une année, ni à l’autre ».
Tout le surnaturel faisait irruption dans le monde des vivants. En Irlande, divers événements se déroulaient : tous les trois ans, un grand festin rassemblait à Tara les nobles et les docteurs pour renouveler les règles et les lois. Pour (tenter de) vivre heureux en attendant la mort, le peuple festoyait lors de l’hallow-eve, veille du jour où on célèbre les saints. Cette fin de l’été, ce Samhain était donc un jalon important de l’année. Pas étonnant que d’innombrables contes et légendes se soient forgés pour mettre en garde les humains en proie à la peur de l’Ankou. Emile Souvestre et Anatole Le Braz en ont collecté de fantastiques. Des universitaires et intellectuels contemporains poursuivent ce travail remarquable – notamment Daniel Giraudon, auteur des citations entre guillemets de ce billet, que je vous invite à écouter ici :
Autre personnalité bretonne, Christian Guyonvarc’h raconte que sa grand-mère disait que cette nuit-là, il fallait marcher au milieu de la route, et laisser les bas-côtés aux anaon, les âmes des défunts. Des bouquets d’ajoncs étaient installés au bord des chemins pour « porter neuf âmes sur chacune de leurs épines ». « Ce soir-là, les morts se dressent sur leurs coudes dans leurs cercueils pour réclamer des messes », selon une vieille femme de Plénée-Jugon. Ce soir-là encore, raconte le père d’Anatole Le Braz, « les bouches sans lèvres des trépassés recouvrent la parole, et on entend deviser entre elles les têtes des morts des ossuaires ».
Chassez le naturel, il revient au galop. Là, curieusement, ces célébrations chassées de nos rituels y reviennent sur le balai des sorcières, après avoir traversé l’Atlantique. Cadeau des Irlandais qui ont entretenu la flamme de Samhain – brillant si joliment dans les citrouilles creusées. Les esprits râleurs (et Dieu sait s’il y en a !) n’y voient qu’une fête commerciale (ben oui, venant du pays du grand Satan !) moi j’y vois une occasion de créer du lien, de mettre de la beauté. Comment ne pas éprouver de plaisir à voir les installations de citrouilles au village de Ménéham (voir mes photos) ! Je me souviens aussi des défilés que j’organisais avec les enfants de mon quartier: des petits vieux nous attendaient de pied ferme, les bras pleins de friandises. Ils en profitaient pour nous raconter des anecdotes de leur enfance, où bien sûr, ça ne se faisait pas. Mais tout le monde savourait ces moments de transmission où on existe les uns pour les autres.
A défaut de ne pouvoir festoyer à la nuit de Samhaïn relancée par la Brasserie Lancelot (au fait, existe-t-elle encore – hormis la question du confinement ?), je me régale à me promener dans les cimetières de Bretagne. Avec une prédilection pour Ouessant (où se perpétuait la tradition de la pro-ella, enterrement fictif des disparus en mer), Saint-Michel à Saint-Brieuc, Saint-Michel-en-grève, Plestin-les-Grèves et ceux des Monts d’Arrée. Cette année, j’ai découvert le cimetière marin de Roscoff (voir les photos) et l’extraordinaire chapelle-ossuaire de la Roche-Maurice.
Pour nous ramener à ce jour et en même temps au confinement, je termine avec cette précision de Daniel Giraudon : « En Irlande, la fête des morts, le 2 novembre, est célébrée dans la prière et le recueillement, mais on la distingue bien de la veille du 1er novembre, dont l’atmosphère est d’une tout autre nature. Celle-ci se déroule, au contraire, dans la joie, accordant une large place aux jeux d’intérieur ».
Une large place aux jeux d’intérieur… Combien de temps va durer cette large place, cette « fête », cette année ?
Pour en savoir plus :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian-Joseph_Guyonvarc%27h
1 commentaire
Cognet Françoise · 6 novembre 2020 à 9 h 26 min
J ai a l esprit que ton texte est joliment, élégamment écrit.
J ai aussi à l esprit que les morts sont trop et très vite oubliés.